Critique Manga Dans l'ombre

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Dans l'ombre

par Ben-Wawe le sam. 10 mai 2025 Staff

Une intense plongée dans de terribles récits de 1992-93 de Junji Itō, définitivement intemporels et puissants pour cette horreur au plus près du quotidien

Junji Itō est légitimement considéré comme l'un des maîtres du manga d'horreur, au point d'avoir participé à son essor par son talent, son intensité mais aussi une forme de précocité. Il réalise ainsi sa première œuvre ô combien marquante, Tomié, en parallèle de son activité de dentiste à 24 ans, en 1987. Il abandonne peu à peu cette activité pour devenir mangaka à temps plein, et publier très régulièrement ses œuvres dans les magazines de mangas, notamment ceux spécialisés dans l'horreur.
Junji Itō est source d'inspirations pour les auteurs d'horreur en général depuis, et a également été adapté en séries ou au cinéma. Alors qu'il sera l'invité d'honneur de la Japan Expo en juillet 2025, l'éditeur Mangetsu intensifie la publication de ses œuvres (LIEN ICI) en France pour lui rendre hommage.
Ainsi, en parallèle de Décapitées diffusé en janvier 2025, Mangetsu nourrit encore sa collection sur Junji Itō en proposant Dans l'ombre, présent recueil d'histoires courtes particulièrement sombres et oppressantes, issues d'une même période temporelle et partageant des thèmes proches.

Mais que contient Dans l'ombre, alors ?
La préface de Stéphane Bouyer rappelle d'abord les principes de l'oeuvre de Junji Itō alors que l'analyse finale de Morolian revient ici intelligemment sur les liens entre les chapitres horrifiques mais aussi leur histoire éditoriale. De bons atouts pour une belle édition, agréable en mains, par l'éditeur Mangetsu.
Nous n'allons ici spoiler ni ces intrigues, ni cette belle étude, mais nous allons évoquer rapidement le menu de ces sagas pleines d'effroi du quotidien :
- L'impasse (publiée initialement en mars 1992) évoque les doutes d'un nouveau locataire sur d'étranges bruits venus d'une impasse fermée,
- Le mannequin (juillet 1992) présente le trouble d'un scénariste étudiant face à la photo d'une mannequin hideuse qui l'obsède,
- La chute (octobre 1992) accompagne le mari d'une des personnes ayant soudain des pulsions d'élévation totale,
- Voisines de chambre (novembre 1992) précise l'angoisse d'une victime d'accident de route bloquée en chambre d'hôpital avec l'autre conductrice mais aussi quatre filles troublantes,
- L'auberge (décembre 1992) souligne la folie qui s'empare d'un père de famille pour créer un hôtel dans sa maison, avec une étonnante source chaude,
- L'assentiment (avril 1993) convoque la tristesse des rites sociaux japonais, avec un jeune homme qui se perd à essayer d'obtenir l'accord d'un beau-père strict pour épouser sa fille,
- Les fumeurs (février 1991) oppresse le lecteur via l'origine des terribles cigarettes improvisées de jeunes étudiants,
- La moisissure (septembre 1991) décrit la colère et l'indignation d'un jeune et arrogant propriétaire, qui découvre la disparition de ses étranges locataires et une moisissure grandissante dans sa maison,
- La ville sans rues (mars 1992) est un long chapitre, véritable cauchemar éveillé, passant du sentiment d'oppression d'être observé constamment à la découverte d'une cité sans aucune rue ni intimité,
- Souvenirs disparus (janvier 1993) interroge sur les souvenirs de l'enfance, l'apparence et le refoulement d'actes terribles,
- Le marchand de glaces (mai 1993) détourne la belle image d'enfance du marché de glace pour un récit terrifiant de métamorphose.

On le comprend à ces quelques lignes, les récits proposés par Junji Itō en un peu plus d'un an, entre mars 1992 et mai 1993, ont plusieurs éléments en commun. L'horreur qu'il déploie, son approche horrifique est celle de l'inclusion de l'épouvante, de l'irrationnel voire même du surnaturel dans le quotidien.
Ses personnages sont une figure héroïque commune, des hommes et femmes objectivement souvent jeunes, mais ni trop forts, ni trop brillants, ni trop parfaits (ou alors, cela fait partie du récit). Ils sont des « gens normaux », sans passé réel souvent, et qui incarnent ici idéalement les yeux du lecteur, qui peut se mettre à leur place et vivre voire même subir par procuration les événements.
C'est là un procédé classique dans une telle littérature, mais cela fonctionne habilement bien. Notamment parce que Junji Itō est un formidable conteur, qui sait extrêmement bien gérer les émotions, les ressentis de ses personnages et du lecteur. Ses œuvres expliquent peu de choses, mais font pleinement vivre et subir les événements à celui qui les lit, pour provoquer cette épouvante totale et terrifiante.

En outre, Junji Itō module ses intrigues et ses menaces, passant d'événements surnaturels à des troubles plus incompréhensibles. Les fameuses menaces sont rarement incarnées ou, si elles le sont, n'ont encore pas d'explication voire peu d'interaction avec ses personnages.
L'atmosphère et l'ambiance sont les dangers principaux de ses histoires, les pierres fondamentales d'une approche qui rappelle, par la gestion de l'esprit de l'oeuvre et de la lecture, son inspiration H.P. Lovecraft, lui aussi formidable pour décrire les émotions de ses personnages face à des dangers trop grands, trop immenses, trop différents pour être compris.

Junji Itō maintient également ses récits dans des carcans aisément transposables, généralement dans des ambiances rurales ou de petites villes. La concentration de l'histoire sur ce qu'il se passe et ce que le personnage vit permet d'écarter le superflu, mais aussi de conserver une intemporalité réelle à ses intrigues.
En effet, celles-ci ont plus de trente ans et le poids des ans ne se ressent guère, certes via l'intense talent du mangaka, mais aussi parce qu'il n'y a guère de référence sociale ou technologique. C'est là une belle et bonne force, qui multiplie l'immersion dans le récit.

A titre personnel, l'auteur de ces lignes permet de préciser que, s'il a aimé tous les chapitres, il tient à en sortir quelques-unes de l'ensemble. La chute est un segment glaçant et terrifiant pour toute personne en couple, et La moisissure est une oppression puissante. L'assentiment et Les fumeurs paraissent néanmoins manquer d'un peu de force dans les propos, alors que La ville sans rues est définitivement un cauchemar étrange et étouffant.

Enfin, un mot sur le trait caractéristique de Junji Itō.
Celui-ci livre des dessins clairs, agréables et fluides. Ses récits ont peu d'action, et il est ainsi difficile de déterminer un dynamisme réel dans les enchaînements. Cependant, sa narration est exemplaire et formidable, extrêmement fluide et lisible.
Surtout, sa description des émotions est puissante, alors que sa gestion des atmosphères est formidable. Les quelques passages surnaturels sont réussis, et les moments gores ou repoussants happent le lecteur.

En bref

L'éditeur Mangetsu livre un nouveau bel écrin pour des récits intemporels et terrifiants de Junji Itō. La lecture est fluide et prenante, pour des histoires oppressantes et marquantes grâce au talent de conteur d'un mangaka déjà en pleine possession de ses moyens. Le rappel de la grandeur de Junji Itō, mais aussi des lectures à déconseiller en cas d'insomnie et dans une maison vide !

9
Dans l'ombre
Positif

Des œuvres intemporelles, étouffantes et terrifiantes.

Une maîtrise de la narration et du rythme d'écriture et de dessin.

La préface et l'analyse finale proposés par Mangetsu, forts pertinents pour un novice en Junji Itō ou un lecteur confirmé avide de comparer ses ressentis.

Negatif

Objectivement, les chapitres L'assentiment et Les fumeurs sont en dessous des autres.

La ville sans rues est plus longue que les autres histoires et rompt l'équilibre de lecture, mais cela a du sens dans le récit.

Vite, le prochain volume !

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