Interview Chie INUDOH auteure de Reine d'Egypte

Interview de Chie Inudoh (ci-après [CI]), accompagnée de sa responsable Natsuyo Morioka ([NM]) et d'Ahmed Agne (AA), éditeur et co-fondateur des éditions Ki-oon.

Les questions sont de Paul Ozouf pour Journal du Japon [JJ], Tori pour Manga-Sanctuary [MS], Rama Sankare pour les Illuminatis [RI] et Thomas Hajdukowicz pour le magazine Zoo [ZO].

La traduction est assurée par Mai Ono et Kim Bedenne.

 

[JJ] Pour cette première question, nous aurions aimé savoir comment vous avez rencontré le personnage de Hatchepsout ? Cherchiez-vous une femme forte sur laquelle faire une histoire ou bien, en la découvrant, vous êtes-vous dit que ça pourrait faire l'objet d'une histoire intéressante ?

[CI] Je m'intéresse aux personnages féminins et, en faisant des recherches sur les femmes qui ont marqué l'Histoire de leur empreinte, je suis tombée sur Hatchepsout. D'autant qu'au Japon, elle est souvent désignée comme la reine aux attributs masculins, et cette définition m'a interpellée (note : d'ailleurs, le titre japonais se traduirait "L'œil bleu d'Horus - L'histoire de la reine aux attributs masculins").

 

[MS] J'ai remarqué de nombreux points communs avec Aton no Musume, de Machiko Satonaka, et je me demandais si cela faisait partie de vos influences.

[CI] Qu'est-ce qui vous a semblé similaire ?

 

[MS] Évidemment, le thème de l'Égypte antique, même si ça ne traite pas de la même reine : Aton no Musume traitait de Néfertiti, mais c'est presque la même époque et graphiquement, il y a également quelques ressemblances...

[CI] Je connais, évidemment, les œuvres de Machiko Satonaka ; le titre dont vous parlez n'est plus disponible en volume physique, je l'ai donc pris en version numérique lors de ma phase de recherche sur ce qui existait déjà en manga sur l'Égypte. Il ne m'a pas vraiment influencé, puisque j'avais déjà décidé de traiter de Hachepsout. En revanche, du même auteur, le manga Umi no aurora m'a plus marqué. On y parle de Hatchepsout, mais de façon négative : c'est la méchante qui brime l'héroïne. Or, j'avais plutôt envie de montrer Hatchepsout sous un jour positif.

 

[RI] Quelles sont les principales libertés que vous avez prises pour écrire cette histoire ?

[CI] Il y a encore beaucoup de zones d'ombres dans l'histoire de Hatchepsout, on ne sait pas tout de sa vie : c'est trop ancien. Dans mon manga, il doit y avoir 20% de réalité historique et 80% de fiction. Il ne faut pas oublier que c'est un manga, et donc avant tout une œuvre de divertissement. J'ai donc cherché à faire en sorte que ce soit surtout plaisant à lire, plutôt que de coller exactement à la réalité.

 

[ZO] Sur les 20% historiques, justement, comment se fait votre travail de recherche, les sources mythologiques étant connues, comment avez-vous développé cet univers ?

[CI] Il y a peu d'informations en japonais sur Hatchepsout, j'ai donc dû chercher des informations dans divers livres, pas forcément spécialisés sur elle, en particulier un ouvrage sur les reines du monde, qui mentionne Hatchepsout et qui m'a bien aidée. J'ai aussi consulté des livres étrangers, même sans les comprendre : en français ou en anglais.

 

[JJ] Reine d'Égypte est votre troisième manga, sauf erreur, et les deux précédents traitaient déjà de femmes de caractère et, même, une d'elle s'occupait de démolition... Ici, c'est différent, déjà parce qu'on se situe dans l'Antiquité, mais qu'avez-vous voulu transmettre au travers de ce personnage de Hatchepsout, par rapport aux précédents ?

[CI] Hatchepsout est une reine dont le nom a été effacé à certaines périodes, il y a beaucoup de bruits qui courent sur elle, comme sur sa relation avec Senmout... Elle renvoie aussi bien une image positive que négative, c'est ce qui la rend très humaine finalement : elle a les mêmes faiblesses que n'importe qui. C'est donc un thème qui peut parler à toutes sortes de lecteurs. C'est très universel, et ça rend l'identification assez facile. En ce qui concerne le message que j'ai voulu faire passer, pour moi c'est une personne normale qui s'est battue pour détruire des murs et les obstacles qui se dressaient devant elle. Ce que je souhaite, c'est donner du courage aux lecteurs.

[MS] Traiterez-vous l'ensemble du règne de Hatchepsout ?

[CI] Oui, j'aimerais vraiment écrire son histoire jusqu'à sa mort.

 

[RI] Quels problèmes avez-vous rencontré lors de la création, que ce soit graphiquement ou pour la recherche de documentation ?

C: Ce sont souvent des personnes ayant des connaissances de base en Histoire qui se lancent dans des œuvres sur le thème historique. Ce n'est pas du tout mon cas. Tout était donc compliqué, pour moi. D'autant que je voulais vraiment intégrer un aspect de divertissement, que ce soit dans la construction de l'histoire ou dans la description du monde, il y avait pas mal de complications pour créer cette œuvre.

 

[ZO] J'ai cru comprendre que vous travailliez de très près avec votre tantô (note : responsable éditorial) sur la création du manga, comment vous répartissez-vous le travail ? La conception des chapitres, par exemple ?

[CI] En tant qu'auteur, c'est moi qui fournis les idées et qui réalise tous les dessins, mais ma responsable est là pour s'assurer que ce que je rends est bien au niveau demandé pour la prépublication en magazine, et pour me donner un premier avis sur l'intérêt de l'histoire en tant que lectrice. C'est également une partenaire importante pour moi en ce qui concerne les recherches, car elle m'accompagne et m'aide à trouver des livres et de la documentation.

 

[JJ] On ne vous connaît pas, ou peu, en France, et j'aurais donc voulu savoir s'il y avait des traits de votre personnalité qui se retrouvent dans le personnage de Hatchepsout, ou dans des personnages secondaires.

[CI] Quand j'étais petite, j'avais une fascination pour les femmes qui savaient se battre et qui étaient fortes, même si on me disait que ce n'était pas ainsi que les filles devaient se comporter. Je pense que c'est aspect est un de mes points communs avec Hatchepsout.

 

[JJ] Dans le premier tome, avec la jeunesse de Hatchepsout, on peut donc vous retrouver enfant ?

[CI] Un tout petit peu ? (rires)

[AA] Elle n'a pas frappé son frère avec des sabres par exemple... (rires)

 

[MS] Quels mangas lisiez-vous, plus jeune, et quels auteurs vous ont influencée ?

[CI] Petite, je lisais beaucoup de manga shôjo dans le magazine Nakayoshi. J'aimais particulièrement Sailor Moon et Magic knight Rayearth, justement des séries avec des femmes fortes et qui se battent. Ensuite, en primaire et au collège, j'ai commencé à lire des mangas shônen et seinen. Pour mes influences, j'ai été très marquée par Clamp, ainsi que par Nobuhiro Watsuki (l'auteur de Kenshin le vagabond) et par Yasuhiro Nightow... et plus récemment, par des auteurs du magazine Harta, comme Kaoru Mori ou Mitsuhisa Kuji.

 

[RI] Comment s'est passée la rencontre avec les éditions Ki-oon ? Qu'est-ce qui l'a poussée à être publiée en France ?

[AA] Avant d'apprendre le japonais et de devenir éditeur de mangas, j'étais un passionné d'Histoire. Jusqu'en terminale, je voulais d'ailleurs faire des études d'Histoire et devenir archéologue, parce que j'étais fasciné, particulièrement par l'Égypte ancienne. Et il y très peu de titres sur l'Égypte ancienne qui existent en manga, donc quand celui-ci a été annoncé chez Enterbrain, qui plus est dans un magazine que j'affectionne, puisqu'on fait aussi Bride stories et qu'on va sortir en fin d'année d'autres titres qui en proviennent, je me suis dit que c'était le destin : elle était pour moi cette série, ça ne pouvait pas être pour quelqu'un d'autre !

 

[ZO] Justement, Reine d'Égypte est la première série publiée dans la collection Kizuna de Ki-oon, cependant il me semble qu'il est, au Japon, prépublié dans un magazine josei. À quel public s'adresse ce manga ?

[CI] Le magazine Harta est en fait considéré comme un magazine seinen, qui s'adresse à des lecteurs entre vingt et trente ans, et plutôt des hommes ; en revanche il est vrai que beaucoup des auteurs qui y sont publiés sont des femmes, ce qui donne peut-être cette impression d'être un magazine avec une touche féminine. En ce qui concerne le public que je vise, en fait, je voulais créer une série que j'aurais aimée avoir, enfant. Ce qui fait que, quand on m'a dit que ça ferait partie de la collection Kizuna de Ki-oon, j'étais contente : cela correspondait exactement à l'objectif que je m'étais fixé, même si le titre est prépublié dans un magazine seinen, donc pour un lectorat adulte.

[JJ] L'Égypte, et surtout la mythologie égyptienne, est très appréciée en France... Des romanciers célèbres y ont d'ailleurs consacré tous leurs romans. Est-ce également le cas au Japon ? Quelle aura y a la mythologie égyptienne ? Comme on le disait, il n'y a pas beaucoup de mangas dessus... Comment est-ce perçu, là-bas ? La question s'adresse aussi bien à vous qu'à votre tantô.

[CI] Quand j'ai proposé ce projet, il n'y avait pas spécialement de vague d'égyptomania au Japon. Au contraire, ce n'était pas un thème vendeur, ce n'était pas un moyen facile de vendre ce titre. En revanche, il y a de nombreuses œuvres qui traitent de l'histoire de différentes cultures, par exemple Bride stories ou Vinland saga, mais les Japonais ne se préoccupent pas forcément de quelle culture on parle, plutôt de l'histoire elle-même. Cela dit, il est vrai qu'à l'heure actuelle, il y a un petit regain d'intérêt pour l'Égypte, mais plutôt à travers les jeux vidéo et les dieux égyptiens en tant que personnages utilisés pour du character design.

 

[JJ] Quand vous êtes venue présenter votre projet, comment votre tantô a-t-elle réagi, était-elle enthousiaste ?

[NM] Comme il s'agit de sa troisième œuvre, elle avait déjà fait ses preuves, et j'avais envie qu'elle passe à un autre niveau, qu'elle se lance un vrai défi, et je lui ai donc demandé de faire une œuvre à plus grande échelle. Quand elle m'a présenté ce projet sur Hatchepsout, j'ai vérifié plusieurs points avant de lui donner mon avis : d'abord, le personnage était-il suffisamment intéressant et pouvait séduire les lecteurs ; ensuite, est-ce que ça lui permettait de mettre en avant ses techniques de dessin très détaillé ; enfin, le point le plus important de mon point de vue, elle voulait parler de Hatchepsout comme d'une personne normale qui accomplit de grandes choses, ce qui est un moyen, aussi bien pour le lecteur que pour elle de s'y identifier... Comme tout me semblait bon, je lui ai donné mon feu vert, mais c'est vrai qu'on ne s'attendait pas à un tel succès. Je ne pensais pas en termes de ventes, mais je me disais que c'était une œuvre qui lui ressemble.

 

[MS] Quelle a été votre réaction, en apprenant que ce serait publié en France ?

[CI] J'étais, évidemment, très heureuse, mais également inquiète de l'accueil que les Français réserveraient à mon manga, d'autant plus que je sais que l'Égypte ancienne a une place importante en France, et j'avais vraiment envie que les gens voient ce manga comme une œuvre de divertissement, avant tout.

 

[RI] Justement, quelles différences avez-vous vues entre le lectorat japonais et le lectorat français, que vous avez découvert ces jours-ci lors des séances de dédicaces ?

[CI] Au Japon, le manga et l'anime sont très présents dans la vie quotidienne, les lecteurs sont, du coup, très exigeants et critiques. Ça se voit notamment lors des séances de dédicaces : ils sont assez sévères, alors que pour les séances de dédicaces en France, j'ai trouvé les gens très accueillants et curieux : ils posent de nombreuses questions, là où au Japon les lecteurs ont plutôt tendance à donner leur avis et à montrer à quel point ils s'y connaissent sur le sujet.

 

[ZO] Comme l'a dit votre responsable éditoriale, Reine d'Égypte est votre première œuvre ambitieuse... Vous savez probablement déjà comment elle va se terminer, avec la mort de Hatchepsout. Savez-vous combien de temps ça devrait durer et combien il y aura de volumes ?

[CI] Pour l'instant, je pense que ça fera cinq ou six volumes. Je suis actuellement en train de travailler sur le début du quatrième volume, et je suis juste un peu après la moitié de l'histoire.

 

[JJ] Comme on le disait plus tôt, vous avez déjà dessiné plusieurs femmes fortes. Pensez-vous qu'elles sont assez nombreuses dans le divertissement, aujourd'hui... Il y a actuellement une mode qui fait qu'on fait des reboots de films en remplaçant les personnages principaux masculins par des personnages féminins, comme pour Ghostbusters... Pensez-vous qu'il en manque, ou y a-t-il une bonne partie du chemin de fait ?

[CI] Le fait même qu'on trouve que leur nombre augmente montre bien à quel point il y en avait peu au départ... J'aimerais qu'on arrive à une situation où plus personne ne se pose la question.

 

[MS] Justement, que répondriez-vous à ceux qui vous reprocheraient que le message dans Reine d'Égypte est un peu trop visible et manque de subtilité ? On voit vraiment que vous voulez parler d'une femme forte.

[CI] Il y a plusieurs messages à l'intérieur de mon œuvre, mais c'est vrai que ce n'est pas possible de tout mettre en une fois. Je voulais donc d'abord mettre en avant un point facile à comprendre, cet aspect « femme forte » et distiller ensuite d'autres messages au fur et à mesure. Ensuite, je pense que les lecteurs découvriront au fil de leur lecture qu'il y a autre chose, d'autres niveaux de lecture dans Reine d'Égypte.

 

[RI] Vous parliez, tout à l'heure, des critiques vives du lectorat japonais ; les prenez-vous en compte, essayez-vous de travailler sur les points qui font l'objet de critiques constructives, pour la suite du manga ?

[CI] J'écoute avec attention ceux qui lisent mon œuvre de près, et quand je pense que je suis passée à côté de quelque chose, j'essaie en effet de corriger le tir.

 

[ZO] Vous disiez en être à peu près à la moitié de Reine d'Égypte ; pensez-vous déjà au prochain titre sur lequel vous allez travailler ?

[CI] Pour l'instant, je suis tellement dans Reine d'Égypte que, même si j'ai parfois de vagues idées de ce que j'aimerais bien dessiner un jour, je n'ai pas du tout le temps et la possibilité d'y réfléchir vraiment.

 

Merci beaucoup.

 

Merci à toutes les personnes ayant rendu cette interview possible.

Publiée le 19.04.2017 08:27:00